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Témoignage Citroën : "Ce n'est pas parce qu'on a fait des études de chimiste qu'on reste chimiste toute sa vie !"
Boris Gonzalez fait partie de ces anciens qui "ont compté" dans l'histoire très riche de la maison Citroën. Entré en 1956, il y fit une belle carrière et gravit progressivement tous les échelons jusqu'à devenir Directeur du Produit de PSA. Loin de rester inactif après son départ en retraite en 1992, il devint alors président de l'association "L'amitié continue", qui regroupe les retraités du groupe, dont plusieurs centaines de cadres ainsi que plusieurs Directeurs Généraux.
Un témoignage précieux qui apporte un éclairage particulier sur la marque, sa "culture maison", son âge d'or, puis ses difficultés à partir des années 70.
Comment se sont passés vos débuts chez Citroën ?
"Je suis rentré chez Citroën le plus simplement du monde, en répondant à une petite annonce. Il y avait à l'époque une pénurie de cadres et un
jeune diplômé comme moi recevait plus de dix propositions d'embauche !
Ayant fait des études de physique et chimie, on m'a confié la création d'un labo de métallurgie afin le travailler sur les nouveaux alliages, les revêtements de surface et toutes les problématiques liées à l'utilisation de métaux dans la production ou l'usinage des pièces mécaniques. On me donna un budget de fonctionnement, mais je n'avais ni équipe, ni local : je me suis mis au travail, et j'ai rapidement donné satisfaction, ce qui m'a permis de récupérer des hommes et un labo ! Ce dernier se développa et devint progressivement le laboratoire unique du groupe PSA, avec l'intégration des laboratoires de Belchamps et de Sochaux.
On ne manquait pas d'idées chez Citroën à l'époque, et on bénéficiait d'une grande liberté. On m'avait par exemple demandé de monter un système pour suivre l'usure des outils coupants par la radioactivité que l'on recueillait dans l'huile de coupe, avec un marquage aux isotopes. Les recherches ont malheureusement capoté rapidement.
J'ai installé mon premier labo Rue Balard, puis j'ai obtenu une surface plus importante Rue du Théatre. On m'a installé à côté du bureau de Bertoni. La cohabitation fut parfois difficile ! Un jour, mon Chef d'équipe préleva une éprouvette de contrôle dans le bain de métal en fusion, verse le métal, puis l'éprouvette lui échappe des mains et atterrit dans le bureau de Bertoni, de l'autre côté de la cloison : ce dernier était furieux...
On m'avait demandé d'installer des fours de fusion d'acier afin d'étudier l'acier au plomb dans le but de faciliter l'usinage. J'utilisais le même monte-charge que Bertoni pour monter mes gueuses de fonte. Il fallait le prévenir la veille des livraisons. Lorsque le matériel arrivait, nous traversions le bureau des stylistes, qui se tenaient tous au garde à vous, à côte de leurs modèles soigneusement recouverts d'un morceau de tissus ! Le secret du bureau de style était une règle absolue, et ni moi ni mon équipe n'avons jamais vu de prototype ou de projet secret...
Lorsque j'ai quitté le labo, celui-ci employait 95 personnes. Nous avons à l'époque beaucoup travaillé sur les traitements de surface. Citroën s'intéressait de près au moteur rotatif qui posait de gros problèmes de métallurgie. Il y avait deux zones sensibles : le revêtement de la trochoïde et les segments d'arête du rotor. Nous rencontrions des problèmes de contact et d'usure. On détruisait le moteur en quelques centaines de kilomètres. Les trochoïdes étaient recouverts d'un chromage ou d'un nickelage. Le nickel était chargé de particules de carbure de silicium pour résister à l'usure mais le revêtement s'écaillait au niveau des trous de bougies. Nous avons reçu un nouveau revêtement par l'intermédiaire de NSU, notre partenaire qui travaillait également sur les moteurs rotatifs. Ce revêtement s'appelait le Nikasil. Nous l'avons ensuite retravaillé et suffisamment développé pour déposer plusieurs brevets et lui donner un nouveau nom : le "Citrasil" : grâce à ce dernier, nous avons résolu nos problèmes d'usure et sorti le moteur de série, tout d'abord sur le M 35 puis sur la GS birotor. C'était une expérience passionnante...."
A la fin des années 60, des rumeurs faisaient état de rachat de Citroën par Fiat ? Avait-on des raisons de s'inquiéter ?
"Oui, biensûr. Mais ce que l'on sait peu, c'est que Citroën croyait encore pouvoir manger Fiat. Je peux vous le dire. Un jour, vers 1985, j'étais à Turin pour la présentation d'un nouveau produit quand M. Agnelli arrive avec son hélicoptère. Il engage la conversation et, sachant que je travaillais chez Citroën, il me dit : "Ah, Citroën, quel dommage qu'on ait pas fait affaire. Ce n'est pas de ma faute, c'est Bercot (PDG de l'époque) qui voulait tout commander, je ne pouvais pas accepter". La situation financière de Citroën était déjà difficile mais il croyait pouvoir s'imposer...Par la suite, Citroën et Fiat développèrent une collaboration fructueuse. Comme j'étais bilingue français/italien, je me suis occupé des relations avec Fiat pour le développement de projets communs. Le première modèle fut l'utilitaire C 35. Fiat devait étudier la carrosserie, et nous la mécanique. Lorsqu'ils nous ont présenté les premiers résultats, nous leur avons répondu que c'était beaucoup trop cher à produire. Ils ont répliqué que si nous étions si forts, nous devrions le faire nous même, et c'est ce qui s'est passé : nous avons appelé M. Franchiset, ingénieur de génie qui avait mené le projet du type H, et qui devait partir sous peu en retraite. Il a constitué une équipe réduite, avec d'ailleurs plusieurs dessinateurs italiens de chez Fiat, et nous avons finalement fait la carrosserie, et quasiment toute la mécanique. Le C 35 fut ensuite produit chez Fiat à Turin, mais c'était un modèle presque complètement développé par Citroën. Par la suite, les relations de travail ont été excellentes...et rentables pour nos deux groupes ! "
Vous avez eu à faire à Bercot ?
"Bercot était, disons, assez particulier. Je l'ai peu côtoyé. Un jour, alors que j'étais encore en charge du labo de métallurgie, Citroën s'apprêtait à prendre le contrôle de Maserati. La SM était déjà en cours de développement et il lui fallait un moteur. Les émissaires techniques qui avaient été envoyés pour évaluer Maserati étaient revenus assez épouvantés par ce qu'ils avaient vu qui s'apparentait plus à un garage qu'à un constructeur automobile. Il y avait cependant des ouvriers très qualifiés du côté de la chaîne de montage des moteurs. Bercot m'appelle, il était en compagnie de A. Brueder, son inséparable adjoint. Il m'explique qu'il y avait tout à faire en métallurgie, et qu'il fallait y installer un labo et un traitement thermique en vue de produire des moteurs pour la SM, car il n'y en avait pas. Je lui demande quelles cadences il prévoyait afin que je dimensionne les futures installations. Il me répond, imperturbable : "vous partez sur un minimum de 350 unités/jour, et vous verrez, on en manquera." Il y croyait à la SM, et faisait preuve d'un grand optimisme..."
Qu'avez-vous fait après après avoir monté le labo de métallurgie ?
"Après le départ de Bercot en 70, une nouvelle équipe de Direction est constituée autour de Raymond Ravenel. C'est ce dernier qui va me proposer la Direction du personnel des études (ingénieurs et techniciens). Je suis tombé en plein déménagement du bureau d'études pour les nouveaux locaux de Vélizy. Puis en 1971, Ravenel me convoque à nouveau. Citroën n'allait pas bien, il y régnait une certaine désorganisation, et Ravenel me proposa de créer le service organisation. C'était aussi ça l'esprit maison : ce n'est pas parce qu'on a fait des études de chimiste qu'on reste chimiste toute sa vie !
C'était un job passionnant : on me soumettait toutes sortes de problèmes d'organisation, au siège et en usine. Par exemple, la création du premier service produit, en charge du cahier des charges de chaque nouveau véhicule, de la conception au lancement. Avant, tout cela se faisait au bureau d'études, ce qui parait incroyable aujourd'hui !
On m'avait dit : "il faut faire un plan, et qu'on le suive" : j'ai donc créé la Direction Plan Programme Organisation".
Quelles étaient vos relations avec le Bureau d'études ?
"Bonnes. J'ai toujours été prudent et ménagé ceux qui créaient. Je leur faisait comprendre que le cahier des charges avait surtout un objectif de coût et de délai. Nous avions fait l'acquisition de l'une des premières machines à commande numérique Alfa 3D afin de réaliser des maquettes numériques. Sinon, la carrosserie se faisait encore à l'époque (début des années 70) à la planche à dessin avec des ingénieurs carrossiers, souvent à l'échelle 1. Je me souviens qu'ils étaient peu nombreux."
Quelle était la situation de l'entreprise au début des années 70 ?
"On est entré dans les années difficiles, et les caisses étaient vides. Les programmes de fabrication se faisaient chez moi, et dépendaient de l'activité commerciale. Lorsque les premières limitations de vitesse ont été annoncées, les ventes de GS ont été divisées par deux, celles de la SM ont baissé de 60%, et celles de la 2 CV ont été multipliées par deux. L'outil industriel était bien sûr incapable de s'adapter : ça a été catastrophique. L'usine de Levallois, qui produisait la 2 CV, était limitée en capacité, et installée en plein centre-ville.
La situation empirant, Michelin décida de s'occuper un peu plus de Citroën. Ils ont envoyé une petite équipe avec F. Rollier, co-gérant de Michelin et cousin de F. Michelin, J.C. Tournand, responsable du personnel, et un gestionnaire. C'était vers 1972. On tenait des réunions difficiles car l'activité n'allait pas fort. Même François Michelin venait de temps en temps lui-même y assister. Son idée fixe était : comment refaire une 2 CV des années 70 ? Il avait été très marqué par la 2 CV...
Puis ce fut la reprise par Peugeot. Les négociations furent difficiles. Mais une fois la reprise finalisée, le nouveau patron de Citroën, Taylor, comprit assez rapidement ce qu'était l'esprit maison, et il est rapidement devenu "très Citroën". Malgré cela, les nouveaux produits étaient marqués par le coup de frein de la crise. La LN ne brillait pas par son originalité. La CX marchait bien, mais avait été développée avant. La Visa avait souffert de l'absence de styliste de talent. Puis vint la BX, un véhicule dont j'ai été responsable de A à Z. Un vrai succès et une très bonne voiture. Les faiblesses de l'équipe de style interne a conduit R. Ravenel à mettre ce dernier en compétition avec des designers extérieurs. j'ai à sa demande contacté Bertone en Italie, qui a signé le style de la BX, puis plus tard de la XM.
Après mon intermède au produit PSA, je suis revenu chez Citroën où j'ai créé DMP, la Direction Marketing Produit, qui s'appelle aujourd'hui DPMC : Direction Produits Marchés Citroën. Je me suis beaucoup occupé à l'époque, entre 78 et 92 de notre partenariat avec Fiat, qui a très bien fonctionné, en particulier pour les utilitaires, et qui nous assuré une bonne rentabilité."
Que pensez-vous de la GS ?
"Je n'ai pas été impliqué dans son développement. Je sais que les études ont été menées tambour battant, après l'échec du projet F. Il n'aura fallu que trois ans des premières esquisses au modèles de série, moteur compris ! J'ai toujours considéré que c'était un modèle très réussi ; elle a fait une très belle carrière, sans diesel et avec une seule motorisation. L'architecture générale et la répartition des masses étaient parfaits."
L'AX était une bonne voiture, intéressante à plus d'un titre, pourquoi n'a-t-elle rencontré qu'un demi succès ?
" Elle avait été développée après la première crise pétrolière et à l'époque, j'étais persuadé qu'il fallait faire une voiture légère et économique, consommant peu. Malheureusement, elle est sortie à un moment où les attentes du marché ont changé, les consommateurs demandant désormais des voitures plus sures, mieux finies. L'AX était très économique, mais avait en contrepartie une finition légère, une carrosserie fragile et un confort vibratoire et sonore moyen...En plus, nous avons été frileux en terme de style : une des trois maquettes présentées, non retenue, ressemblait comme deux gouttes d'eau à la Twingo, sortie quelques années plus tard."
Comment expliquer les problèmes de fiabilité de la XM au lancement ?
"Nous avions de grosses ambitions. Mais nous avons trop fait confiance à l'électronique qui démarrait. A l'époque de la DS, toutes les innovations fonctionnaient sans électronique, il faut le souligner. Le bureau d'études avait même développé un ABS qui fonctionnait parfaitement, mais sans électronique. Le manque de moyens financiers nous empêcha de le commercialiser, et les allemands l'introduisirent peu après, mais cette fois, avec électronique.
Mais revenons à la XM. Il y avait plus de 2.000 contacts sur la voiture. Nous avions interrogé Radial et Souriau, deux entreprises spécialisées dans la câblerie électrique. Ils nous ont répondu qu'ils savaient faire des contacts fiables, en utilisant les mêmes que pour l'industrie aéronautique. Mais c'était très cher et nous avons renoncé. Avec le recul, il aurait certainement fallu accepter, et vendre la voiture plus cher. Peugeot a eu exactement le même problème."
Vous avez "vécu" Citroën de 1956 à 1992. Quelle était la culture maison dans les années 60/70 ?
"Il y avait une énorme liberté données aux cadres et aux "créatifs". Il y avait aussi une vraie volonté d'être leaders. C'était une société très franco-française à l'époque. La France des années 50/60 était un marché porteur pour le très bas de gamme et le haut de gamme, ce qui allait bien à Citroën. Mais quand les classes moyennes ont émergé, au milieu des années 60, et que les constructeurs ont développé des voitures de milieu de gamme, Pierre Bercot refusa catégoriquement de faire pareil, car Citroën, disait-il, ne fait pas de "voitures moyennes". C'était une erreur, rattrapée de justesse par la conception et le lancement en catastrophe de la GS, dont la mise au point fut, une fois de plus effectuée par les premiers clients. On aurait même pu sortir une petite voiture urbaine grâce à notre collaboration avec Fiat. Nous avions un projet commun qui a été très loin. Bercot n'en a finalement pas voulu, et Fiat a sorti sa version seul, la 127. C'est dommage, car la version de Citroën était plus jolie."
Et ensuite, après l'arrivée de Peugeot ?
"L'arrivée de Peugeot a biensûr beaucoup changé la culture d'entreprise. Au début, c'était un choc culturel ! C'étaient deux mondes différent qu'il n'était pas facile de marier. Mais les patrons successifs, aussi bien Taylor que Calvet ou Folz, ont beaucoup fait pour la marque, qui rappelons le, n'aurait peut-être pas survécu à la 1ère crise pétrolière sans Peugeot. Aujourd'hui, le Directeur de la Marque n'est plus en charge du produit puisque ce dernier est regroupé au sein de la Direction des Programmes commune aux deux marques. C'est un choix risqué que je n'aurais peut-être pas fait car je suis de la vieille école mais si ils continuent sur la voie tracée avec la nouvelle C5, alors ce choix aura peut-être été le bon."
L'impression dominante après une telle carrière ?
"Je me suis bien amusé. J'ai eu la chance de vivre une époque riche et...mouvementée. Il y avait un véritable esprit maison, que l'on retrouve encore aujourd'hui au sein de l'association L'amitié continue."Le témoignage de M. Gonzalez nous permet de vivre l'aventure Citroën "de l'intérieur", ce qui n'est pas si fréquent. C'est avant tout une histoire d'entreprise, avec ses rapports humains, ses coups de génie, ses erreurs, ses succès, mais aussi l'empreinte laissée à travers les années par les dirigeants, les styles de managements et les stratégies choisies. Beaucoup d'autres belles histoires sont certainement enfouies au plus profond des mémoires des hommes et des femmes qui ont "fait" Citroën, cette marque pas comme les autres. Espérons que d'autres témoignages viendront illustrer prochainement ce fameux esprit qui régnait au sein de la marque aux chevrons...